16
Il était près de 18 heures. Richard, qui se trouvait au poste de police depuis le matin, ne montrait aucun signe d’impatience : les inspecteurs Aquino et Ritenour le laisseraient partir dès qu’ils seraient assurés qu’il avait dit la vérité. Ils revenaient sans cesse l’interroger sur la vie, les relations, les habitudes de Candra. Le milliardaire coopérait volontiers. Il tenait à ce qu’on découvre l’assassin au plus vite. Toute information concernant la défunte pouvait accélérer l’enquête. Or Richard était l’informateur rêvé. Ayant vécu dix ans avec Candra, il la connaissait mieux que ses propres parents.
Mr et Mrs Maxson étaient arrivés au Plaza. Richard leur avait parlé par téléphone pour s’excuser de ne pouvoir les assister. Mais les Maxson n’étaient pas seuls : ils avaient appelé quelques amis.
Richard, obsédé par la pensée de Sweeney, se demandait si elle avait tenté de le joindre sur son portable, qu’il avait oublié chez lui. Il appréciait sa fraîcheur, sa spontanéité, et ne pouvait s’empêcher de constater les différences qui existaient entre elle et Candra, bien que cela manquât d’élégance, vu les circonstances.
La défunte était issue d’un milieu aisé. On l’avait choyée, adorée, on avait accédé à ses moindres désirs. Elle était devenue, de façon assez logique, une adulte égocentrique, incapable de supporter la moindre rebuffade, Cela dit, son charme et son amabilité lui avaient épargné ce genre de désagréments.
Sweeney, en revanche, avait grandi sans affection. Elle s’était par la suite gardée de toute déception en s’interdisant d’autres attachements et, en réaction contre l’immaturité de ses parents, elle avait refusé de mener une vie futile et s’était forgé une éthique rigide. Richard savait fort bien qu’en temps normal, elle l’aurait tenu à distance des mois durant. Il ne devait qu’à ses pouvoirs étranges et aux manifestations physiques qu’ils généraient de la trouver tout à coup plus vulnérable et plus réceptive à l’amour.
Il craignait que Sweeney ne se retrouve impliquée dans ce meurtre sordide. Lorsqu’elle aurait peint le visage de l’assassin, il pourrait orienter la police sur la bonne piste. Et cela sans mentionner ni le tableau ni son amie. Toutefois, il était probable que les enquêteurs apprennent l’existence de cette peinture. Et qu’ils mettent l’innocence de Sweeney en cause. Resterait alors à les convaincre de la clairvoyance de la jeune femme, ce qui risquait de s’avérer compliqué.
— Mrs Worth a laissé un testament ? s’enquit tout à coup Joseph Aquino.
— Je l’ignore, répondit Richard, s’arrachant à la pensée de Sweeney. Nous avions un testament commun quand nous étions mariés. J’en ai fait établir un nouveau dès que nous nous sommes séparés. Candra possédait assez peu de biens. Je suis propriétaire de la galerie et, d’après ce que j’ai cru comprendre, mon épouse a laissé des dettes importantes. J’avais accepté de lui céder la galerie après notre divorce, mais cela n’aurait pu figurer dans son testament, si toutefois elle en a rédigé un.
— Pourquoi lui laisser la galerie ? s’enquit Aquino, surpris. Le contrat de mariage vous permettait justement de conserver tous vos biens.
Richard haussa les épaules, fataliste.
— Afin qu’elle ait les moyens de gagner sa vie, inspecteur.
— Monsieur Worth… commença Ritenour, qui soupira, cherchant la meilleure façon de formuler sa question. Je sais que vous étiez séparé de votre femme depuis un an, mais connaissez-vous l’identité d’un ou de plusieurs des hommes avec lesquels Candra aurait eu des relations ces derniers temps ? La femme de ménage n’a pu nous donner aucun nom. Elle se montrait discrète chaque fois que Mrs Worth avait de la visite.
Richard n’émit aucun commentaire sur le nombre – important – d’amants que totalisait Candra.
— Jusqu’où désirez-vous remonter ?
Les deux flics se regardèrent.
— Jusqu’à votre séparation, répondit l’inspecteur Aquino.
— Mon avocat possède une liste de tous ces messieurs.
Vu l’expression étonnée des policiers, Richard précisa :
— J’ai tenu à le savoir, au cas où j’aurais eu besoin d’utiliser ces informations.
Les inspecteurs dressèrent l’oreille.
— Vous la faisiez suivre ?
Les rapports d’un détective privé leur auraient facilité la tâche.
— Oui, mais je ne pense pas que cela vous sera utile, Candra ne fréquentait personne en particulier. Ses attirances restaient ponctuelles, elle s’attachait surtout à satisfaire ses appétits sexuels. Kai, son assistant à la galerie, était probablement son amant le plus régulier.
Les policiers parurent de nouveau intéressés.
— Pouvez-vous m’épeler son nom ? demanda Ritenour.
— K-a-i, Patronyme Stengel.
— Était-il amoureux d’elle, d’après vous ?
— Kai n’est amoureux que de sa propre image. Je ne pense pas qu’il l’ait tuée. Cela n’était pas dans son intérêt. Je suis propriétaire de la galerie et il savait qu’il aurait perdu son emploi s’il était arrivé malheur à Candra.
— À cause de sa liaison avec votre femme ?
Richard secoua la tête en signe de dénégation.
— Parce que je n’aurais pas voulu d’un employé sans aucune moralité.
— Monsieur Worth, pardonnez-moi de vous poser la question, déclara Aquino, mais un homme comme vous, de votre trempe… Comment pouviez-vous supporter que votre épouse entretienne toutes ces liaisons ?
L’homme d’affaires eut un regard froid.
— Après son premier amant, je ne me suis plus soucié des infidélités de Candra.
— Mais vous êtes resté marié avec elle !
— J’avais juré de passer ma vie avec elle, inspecteur.
Et Richard ne s’était pas engagé à la légère. Il aurait tenu bon, si sa femme avait décidé de mener à terme sa grossesse. Il avait épousé Candra pour le meilleur et pour le pire, mais le pire n’incluait pas le fait d’avorter de son enfant.
Richard appela son avocat et le pria de faxer le dossier du détective au poste de police. Maître Welles lui proposa de venir l’assister, mais il déclina son offre. Il se sentait capable de déjouer tout soupçon sans aide extérieure. Il était en mesure de prouver qu’il se trouvait chez lui en fin de soirée : son serveur Internet en témoignerait, ainsi que son courtier, à qui Richard avait passé des ordres d’achat la veille, par e-mail. L’homme d’affaires possédait un alibi solide. Il n’avait aucune raison d’avoir tué Candra, sans compter qu’il avait prêté son concours aux policiers.
La dernière fois que Richard avait consulté sa montre, les aiguilles indiquaient 19 h 30. Il était fatigué, affamé, ayant refusé les cookies éventés et autres crackers au beurre de cacahuètes disponibles dans les distributeurs automatiques du poste de police. Les inspecteurs paraissaient exténués, mais ils poursuivaient leur tâche sans relâche. Richard admirait leur persévérance, même s’il éprouvait un besoin impérieux de serrer Sweeney dans ses bras.
Peu après 20 heures, l’inspecteur Aquino s’étira, exténué.
— Vous nous avez été d’une aide précieuse, monsieur Worth, déclara-t-il. Merci pour votre coopération. À votre place, nombre d’hommes auraient perdu patience, mais il était indispensable que nous vous posions toutes ces questions.
— Je comprends. Je suppose que vous ne me considérez plus comme suspect ?
— Tout ce que vous nous avez déclaré s’est révélé vrai, monsieur Worth. Votre serveur informatique a prouvé que vous étiez en ligne aux heures cruciales. Par ailleurs, merci d’avoir prié votre avocat de nous transmettre les informations requises, sans nous obliger à avoir recours à des procédures officielles. Grâce à vous, nous avons gagné un temps précieux.
— Candra ne méritait pas une fin pareille, dit Richard. Quels qu’aient été nos différends, elle ne méritait pas cela.
L’homme d’affaires se leva, s’étira. Il était courbaturé après cette longue station assise.
— Je serai chez moi si vous avez d’autres questions à me poser, déclara-t-il.
— Une voiture de patrouille peut vous raccompagner, proposa l’inspecteur Ritenour.
— Merci, mais ce ne sera pas utile. Je vais prendre un taxi.
Richard quitta le poste de police et marcha jusqu’au coin de la rue. La circulation était trop fluide à cet endroit pour qu’il trouve un taxi facilement. Il poursuivit son chemin vers une artère plus passante. Il sentait l’excitation le gagner à l’idée de voir Sweeney, de lui parler. Il envisagea de se rendre directement chez elle, mais la prudence l’arrêta. Tout contact direct avec la jeune femme risquait de diriger l’attention de la police sur elle. Les enquêteurs finiraient par découvrir qu’il entretenait des relations amoureuses avec Sweeney – Candra avait dû raconter ici et là qu’elle les avait vus ensemble – mais le plus tard serait le mieux.
Richard savait qu’il aurait dû se rendre au Plaza, afin de présenter ses condoléances à Charles et à Helen Maxson. Par respect, par courtoisie. Il se demandait toutefois ce qu’il lui restait d’urbanité… Il se sentait épuisé. Il ne tenait pas à affronter la vindicte de Mrs Maxson, qui pouvait le rendre responsable de la mort de sa fille, arguant du fait que Candra serait toujours en vie si les époux n’avaient pas engagé une procédure de divorce. En effet, Richard aurait alors été présent le soir du meurtre – et l’aurait sauvée. L’homme d’affaires se promit toutefois de téléphoner aux Maxson – après avoir parié avec Sweeney – et de leur rendre visite dès le lendemain matin.
Sweeney était sa priorité absolue. Tant qu’il ne serait pas rassuré sur son sort, Richard ne pourrait détacher ses pensées de la jeune femme.
— Le fils de pute ! s’exclama Joseph Aquino en frappant du poing sur la table.
Aquino était en réalité le plus coriace, le plus emporté des deux. Seul son physique bonhomme incitait les suspects à le juger moins menaçant que son coéquipier. Aussi Ritenour tenait-il le rôle du méchant.
— Dans les cas similaires, neuf fois sur dix c’est l’ex-mari qui a fait le coup ! Il s’agit là d’un crime parfaitement orchestré, mais qu’est-ce qu’on a, tu peux me le dire ?
— Que dalle. On a que dalle, ironisa Ritenour.
Ce dernier repassa les divers points en revue. Exprimer les choses à voix haute aidait les enquêteurs à clarifier les énigmes auxquelles ils étaient confrontés.
— C’est Worth qui a demandé le divorce. Il a signé un contrat de mariage qui protège ses biens, aussi n’a-t-il pas à s’inquiéter de laisser des plumes dans l’affaire. Elle lui a cassé les pieds à propos de l’accord financier, mais elle s’apprêtait à signer les papiers, ce n’est donc pas cela le problème. Worth travaillait sur son ordinateur hier soir, à l’heure où elle est supposée avoir regagné son appartement. Elle serait morte peu après, selon le légiste. Tu sais quelle est la première chose que fait une femme, quand elle rentre chez elle ? Elle enlève ses chaussures à talons ! Or Mrs Worth avait toujours ses escarpins aux pieds quand on l’a tuée.
— Tu as souvent vu un client aussi maître de lui ? s’enquit Joseph Aquino en se frottant les yeux.
L’inspecteur Aquino avait répondu à l’appel annonçant le meurtre le matin même, peu avant 7 heures. Le policier avait travaillé sans interruption depuis.
— On n’a pas réussi à le déstabiliser une seule fois. Et puis il a dit ce qu’il a bien voulu dire.
— Joey, soupira Ritenour. Il ne l’a pas tuée !
— Ça sent la mise en scène, poursuivit Aquino. De prime abord, il semble qu’elle ait surpris un cambrioleur, mais…
— Mais à l’évidence, on a fait en sorte que la police pense cela.
— Oui. L’appartement n’était pas sens dessus dessous. Et ces rayures, sur la serrure. On dirait qu’elles ont été faites délibérément ! Elles ne signent pas une entrée par effraction.
— Un autre bon point en faveur de Richard Worth, remarqua Ritenour. Ne te méprends pas : je ne sous-entends pas qu’il est l’assassin. Mais ce genre de type serait bien capable de simuler un cambriolage. Voire pire.
— Oui, je sais. Mais le coupable, quel qu’il soit, la connaissait bien. Il lui en voulait à mort. Un voleur ne l’aurait pas esquintée à ce point-là.
Joseph Aquino tira à lui un rapport préliminaire.
— L’assassin l’a poignardée trois fois dans le dos. Donc elle le fuyait. Il y a des blessures sur les bras, comme si elle avait essayé de le repousser. Et quand elle a été à terre, il a continué à la frapper.
— Pas d’abus sexuel. Elle portait toujours ses sous-vêtements. Pas de trace de sperme, d’après les premiers résultats de l’autopsie. Ses amis affirment que d’habitude, elle ne quittait jamais une réception d’aussi bonne heure. Aussi le tueur ne pouvait-il prévoir son crime à une heure près. De plus, elle est partie seule.
Ritenour bâilla et reporta son attention sur ses notes.
— Le couteau appartenait à un jeu de lames qui se trouvait dans sa cuisine. On l’a laissé sur les lieux. Pas d’empreintes. Les seules que nous ayons retrouvées sont celles de Mrs Worth et de la femme de ménage, sur le bouton de la porte d’entrée.
— Cela ne ressemble pas non plus à un amant jaloux. Ils étaient nombreux à bénéficier de ses faveurs, mais elle ne s’intéressait à aucun en particulier.
— Peut-être que l’un d’eux aurait souhaité avoir l’exclusivité, remarqua Ritenour. Et qu’il s’est vengé. Y aurait-il un homme, sur cette liste, qu’elle voyait régulièrement, puis qu’elle aurait laissé tomber du jour au lendemain ?
Ritenour consigna cette hypothèse sur son bloc.
— Pas récemment, à mon avis, déclara Aquino. Le sénateur McMillan est mentionné, ce qu’on peut juger intéressant. Il aurait pu vouloir cacher cette liaison à sa femme, mais je ne pense pas qu’il serait allé jusqu’à tuer pour garder ses frasques secrètes.
— Sans parler du fait qu’il ne connaît pas l’existence de cette liste.
— Exact. Au fait, les assureurs ont envoyé le descriptif des bijoux qui étaient couverts contre le vol ? On sait ce qui manque ?
— Pas encore, non. Ils sont censés faxer le document demain matin.
— Alors récapitulons.
— On a déjà récapitulé deux fois, Joe !
— Fais ça pour moi, mon vieux.
Aquino se renversa sur le dossier de son siège et croisa ses doigts derrière sa tête.
— Le type entre par effraction. Il a déjà trouvé les bijoux. Peut-être envisage-t-il d’emporter la télé et la chaîne, mais il est seul, aussi j’en doute. Il se trouve dans la cuisine, il regarde dans le réfrigérateur. Nombre de personnes cachent des objets de valeur dans leur frigidaire et dans leur congélateur. Ils s’imaginent que ce sont des cachettes originales. N’importe quel cambrioleur avisé visite les frigidaires.
Ritenour prit le relais.
— Elle arrive, elle le surprend, il panique. Il se saisit d’un couteau. Mais pourquoi ? Il a déjà les bijoux, et il est plus fort qu’elle. Il peut sortir comme il veut, sans faire de dégâts. Il n’avait aucune raison de la tuer, à moins qu’il n’ait fait partie de ses relations.
— Oui, cela pourrait coller, sauf que le type en a rajouté. Il a pris plaisir à la massacrer. Cela supposerait la préméditation. À mon avis, ce meurtre était voulu, pensé, le reste n’est qu’une mise en scène, et pas si habile que cela. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un cambrioleur.
— Dans ce cas, les types figurant sur la liste sont nos suspects les plus probables.
Ritenour baissa tes yeux sur la feuille de papier.
— La dame n’était pas en manque ! Le problème, à mon avis, c’est qu’on ne retrouvera pas un seul de ces noms sur le registre du concierge. Du moins, le contraire m’étonnerait fort.
— Parce que d’après toi, un type qui a l’intention de tuer signerait le livre des visiteurs ?
— Alors comment est-il entré ? Quelqu’un, dans l’immeuble, a dû l’autoriser à monter, autrement le garde ne l’aurait jamais laissé passer ! Il a donc fallu qu’il signe. Probablement d’un faux nom.
— À moins qu’il n’ait eu un complice dans la place.
Les policiers échangèrent un regard dubitatif. La thèse de la conspiration ne tenait pas : ce meurtre ressemblait trop à une affaire personnelle. Cela dit, comment un tueur avait-il pu pénétrer dans un immeuble gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Les deux enquêteurs se dévisagèrent, perplexes, Ritenour haussa les sourcils.
— Il nous faut une liste des derniers arrivants qui se sont installés dans l’immeuble, déclara-t-il tout à coup.
— Tu as raison, oui.
— L’assassin aura utilisé un faux nom, mais nous devons chercher un homme seul. Quand nous aurons des photos des amants de Candra Worth, il suffira de les montrer aux gardes et, avec un peu de chance, ils reconnaîtront l’un des locataires.
Soudain revigorés, les policiers s’employèrent à passer des coups de fil. L’heure tardive jouait cependant contre eux. Ils ne trouvèrent personne, au siège du syndic de l’immeuble, qui pût leur fournir une liste des locataires récents. De plus, il leur fallait réunir les photos des amants de la victime.
— Seigneur ! marmonna Aquino, qui étudiait la liste des conquêtes de Candra Worth. Cela peut prendre des mois. Tu les as comptés ?! Cette femme devait être complètement inconsciente, quand on pense au sida et à tout ce qui court. Tu as vu ça : vingt-trois nouveaux amants, rien que l’année dernière ! Et puis il y avait tous les pseudos réguliers. Deux par semaine en moyenne !
— Il faudrait que ma vie sexuelle prenne ce tour-là, observa Ritenour, songeur.
— Cesse de rêver, mon grand. De toute façon, nous n’arriverons à rien ce soir.
Joseph Aquino se leva, s’étira.
— Je rentre chez moi. On continuera demain.
Ritenour enfila sa veste.
— Tu viens boire une bière ?
— Non, vas-y tout seul. Je suis vanné.
Joseph Aquino, qui était divorcé, comme son collègue, se serait bien laissé tenter : il est toujours agréable de boire quelques verres avant de regagner une maison vide. Cependant quelque chose le tracassait. À propos de Richard Worth. Non pas qu’il le crût coupable : l’homme d’affaires avait un alibi imparable. Il possédait néanmoins un sang-froid étonnant – surhumain, selon Aquino. Richard Worth n’avait affiché aucune nervosité durant l’interrogatoire, et aucune émotion en identifiant le corps de sa femme. Bien sûr, il avait toutes les raisons de s’être détaché d’elle. De plus, l’homme s’était révélé patient, coopératif. Grâce à lui, les enquêteurs avaient économisé un temps précieux. Joseph Aquino ne doutait pas de l’innocence de Richard Worth, mais son instinct lui soufflait que cet homme lui cachait quelque chose.
Le policier salua Ritenour d’un geste, puis glissa sa carcasse dans l’une de ces épaves beiges que la ville fournissait à ses officiers de police. Sous le coup d’une impulsion, l’inspecteur Aquino mit le cap sur la maison du milliardaire, décidé à se mettre en planque dans les parages.
Richard donna vingt dollars au chauffeur du taxi. Il n’attendit pas la monnaie et gravit à la hâte les marches du perron de son hôtel particulier. Un escalier séparé donnait accès aux bureaux, à l’entresol Richard pénétra dans le vestibule, dont le sol était recouvert de dalles en ardoise d’importation, et orné d’un tapis de couleurs vives.
L’homme d’affaires se rendit au salon, écouta ses messages téléphoniques en accéléré, sans y trouver la voix de Sweeney. Il composa le numéro de la jeune femme. Le répondeur prit la communication à la sixième sonnerie. Où pouvait-elle être ? L’angoisse lui étreignit la gorge.
Sweeney n’avait pas eu l’intention de marcher aussi loin. Sa crise d’hypothermie l’avait laissée dans un état de somnolence déplaisant. Elle avait erré dans son appartement tout l’après-midi, sans s’attendre à ce que Richard l’appelle, mais restant là malgré tout, au cas où il aurait eu la possibilité de la joindre. La mort tragique de Candra risquait de l’accaparer un certain temps. Sweeney ne pensait pas avoir des nouvelles de lui avant plusieurs jours.
Au crépuscule, toutefois, elle ne supporta plus de rester enfermée. Elle n’avait pas les idées claires. Un peu d’air frais ne pourrait lui faire que du bien.
Sweeney marcha au hasard. Elle habitait le Lower East Side, un quartier vivant, pittoresque. Les loyers relativement bas attiraient les artistes et les étudiants. Acteurs et musiciens se pressaient à Greenwich Village, mais une partie de cette foule artistique se rabattait sur le Lower East Side. L’artiste disposait là d’une mine de visages, source d’inspiration constante. Elle vit de jeunes parents, le visage illuminé de bonheur, qui promenaient leur enfant dans un landau. Sweeney aperçut la petite figure du nourrisson, ses mains minuscules refermées sur le bord de la couverture. Elle aurait aimé caresser le fin duvet sur la tête du bébé.
Un adolescent en rollers filait sans bruit sur le trottoir, l’air hilare, remorqué par cinq Labrador en laisse. Sweeney entra dans un salon de thé, commanda un petit pain à la cannelle et un café. Puis elle repartit d’un bon pas, les mains dans les poches, la brise jouant dans ses cheveux bouclés.
Elle s’efforçait de ne pas penser à Candra. Autour d’elle, les rues changeaient peu à peu d’aspect. Elle reconnut tout à coup les maisons luxueuses de l’Upper East Side. Richard habitait ce quartier, derrière Park Avenue. Et Candra avait vécu dans le voisinage. On devait parler du drame sur toutes les chaînes de télévision – les meurtres sont rares, du côté de Central Park. De plus, Candra était une personnalité du monde artistique.
Sweeney s’arrêta devant l’hôtel particulier de Richard. Elle était venue ici trois ans plus tôt, lors d’un bref séjour à New York, sur une invitation de Candra, qui donnait une fête. Pour l’heure, il y avait de la lumière aux fenêtres. Richard devait être avec des amis, venus présenter leurs condoléances.
Sweeney ne jugeait pas utile d’entrer chez le milliardaire. Elle allait sonner et lui dire… quelque chose de creux, de maladroit. Peut-être employait-il des domestiques et n’ouvrait-il pas la porte lui-même. On l’aviserait toutefois de la visite de la jeune femme. C’était là l’essentiel.
Sweeney gravit les marches, appuya sur la sonnette. Elle mit ses mains dans ses poches, baissa un rien la tête.
La porte s’ouvrit avec une telle brusquerie qu’elle sursauta.
Richard la toisa de toute sa hauteur, l’air contrarié.
— Où étais-tu donc passée, bon dieu ?! aboya-t-il.
Sweeney cligna des yeux.
— J’ai marché.
— Tu as marché, répéta-t-il, incrédule. Depuis chez toi ?
— Oui. J’ai fait un tour et,… je me suis retrouvée ici.
L’homme d’affaires fixa sa visiteuse sans mot dire, ses yeux brillant d’un éclat indéchiffrable.
— Entre, dit-il.
Richard s’écarta pour laisser le passage à Sweeney, qui pénétra chez lui après avoir hésité une fraction de seconde.
L’inspecteur Aquino, qui se trouvait dans sa voiture, trente mètres plus loin, haussa les sourcils, nota l’heure d’arrivée de la visiteuse. Rien ne l’incitait à surveiller Richard Worth, n’était son caractère fouineur.
Le milliardaire et la jeune femme ne s’étaient pas touchés, mais on devinait une complicité entre eux. Ainsi Worth avait une petite amie. La loi ne l’interdisait pas. Sa séparation d’avec Candra datait d’un an : il aurait fallu que ce type fût un saint pour vivre dans l’abstinence.
Il n’avait pourtant pas mentionné cette demoiselle une seule fois de la journée. Richard Worth, bien que de nature secrète, avait parlé de l’avortement de sa femme aux policiers. Avoir une maîtresse paraissait bien moins confidentiel. Mieux : cette relation aurait contribué à disculper l’homme d’affaires, car elle aurait prouvé qu’il s’était détaché de Candra.
Pourtant, il avait tu l’existence de cette liaison, omission que Joseph Aquino jugeait tout à fait digne d’intérêt.